Un peintre dans la guerre. Otto Dix (1891-1969) s'engage volontairement durant la Première Guerre mondiale. Il combat en France et en Russie. Il participe à la guerre des tranchées en Artois et en Champagne de novembre 1915 à décembre 1916, ainsi qu’à deux grandes batailles sur les bords de la Somme. L'horreur de la guerre le marque énormément. Elle devient la base de ses œuvres. D'après un entretien de 1961, il déclare :
« C'est que la guerre est quelque chose de bestial : la faim, les poux, la boue, tous ces bruits déments. C'est que c'est tout autre chose. Tenez, avant mes premiers tableaux, j'ai eu l'impression que tout un aspect de la réalité n'avait pas encore été peint : l'aspect hideux. La guerre, c'était une chose horrible, et pourtant sublime. Il me fallait y être à tout prix. Il faut avoir vu l'homme dans cet état déchaîné pour le connaître un peu.»
Dix a souvent confié qu'il allait volontairement en première ligne. Il était en quête d'un réalisme hideux. Même s'il avait peur, il voulait voir des hommes tomber à ses côtés.
Un témoin des souffrances du front.
Cette quête a donné à l’historien des témoignages saisissants sur la vie quotidienne déplorable des soldats, comme un équivalant graphique aux témoignages de guerre écrits (
Le feu, A l’ouest rien de nouveau), d’autant plus précieux que peu d’images photographiques de l’époque montraient la réalité des tranchées dans la presse illustrée, à cause de la censure. Ces dessins (300 au total) contredisent en outre les affiches officielles de propagande, qui présentent de façon mensongère des guerriers juvéniles et valeureux, prêts à partir au combat. Les croquis de Dix ont aussi permis de représenter l’impact d’une nouvelle forme de guerre sur le corps des soldats (mutilation, désintégration des organismes). Si des photographies prises par certains soldats en quête de spectaculaire et d’un trophée facile sur le corps de l’ennemi circulent au début de la guerre, elles sont vite interdites et censurées par l’autorité militaire, afin de ne pas atteindre le moral de l’arrière.
Ici, l’art d’un seul peintre rend mieux compte de la vérité des tranchées que les images de la presse et de l’état.
Un témoin de l'angoisse des soldats.
Comparez l'angoisse, l'horreur exprimées dans cette eau-forte de 1916 (Le blessé) avec cet article de presse français typique du "bourrage de crânes" de l'époque : "Les blessures causées par les balles ne sont pas dangereuses.[...] Les balles traversent les chairs de part en part sans faire aucune déchirure..." ( L'Intransigeant, 7 août 1914).
Dix et l'après-guerre allemande.
Après la guerre, Dix a réalisé deux tableaux montrant les conséquences physiques de la Grande guerre sur les anciens combattants. « Gueules cassées » des Joueurs de cartes (1920), estropiés de Rue de Prague (1920) dont les caractéristiques physiques sont exprimées jusqu’au grotesque. Au début des années 1920, les états n’ont pas peur de montrer la dévastation physique laissée par la guerre, à la fois par fierté et par devoir de mémoire. La laideur, jusque là cachée par la censure, a été récupérée par les discours officiels et les associations d’anciens combattants. Au Congrès de Versailles, Clemenceau fait aligner quelques "gueules cassées" devant les délégués allemands pour montrer les conséquences humaines de la guerre et susciter en eux un sentiment de culpabilité. Les soldats n'hésitent pas à afficher leurs difformités en public. Le plus souventn, les peuples acceuillent cet étalage morbide avec respect.
Le propos de Dix se situe à rebours de cette récupération dramatique et patriotique des traces de la souffrance militaire. Dix choisit de montrer les soldats comme des pantins ridicules.
Dans Les joueurs de cartes, le décalage entre la banalité de la situation (le jeu) et l’aspect monstrueux des joueurs est frappant (un joueur tient la carte avec son pied). Le fait qu’un autre porte fièrement la croix de fer à sa veste est sans doute une critique du peintre à l’égard du nationalisme excessif exprimés par certains anciens combattants allemands.
Rue de Prague est plus complexe, avec ses victimes directes (les mutilés, les prothèses dans la vitrine) et indirectes (la petite fille seule est-elle une orpheline ? La grosse dame en rose dont on devine le jupon est-elle une prostituée ?). Les invalides sont amoindris (mis au même niveau que le chien, plus bas que la dame en robe rose). Cette toile n'est pas non plus exempte d'allusions politiques. Près du cul-de-jatte au buste monté sur une planche à roulettes, Dix a collé un tract ou une affichette, qui porte en titre Juden raus ! - Dehors les Juifs. Les ligues d'anciens combattants sont très sensibles à la propagande ultranationaliste, dont l'antisémitisme une importante composante. Aussi peut-on voir dans l'œuvre, tout à la fois, une analyse de la société allemande de la défaite et une préfiguration de ce qu'elle devient dans l'entre-deux-guerres.
Dans les années 1930, le propos lucide et pessimiste de Dix qui a profondement choqué les nazis. Ces derniers ont rapidement condamné voire détruit une partie de son œuvre (La tranchée).
Pour aller plus loin.
Je vous conseille de visiter :
-un
site magnifique sur le rapport des peintres à la guerre 14-18 (cherchez les œuvres d’Otto Dix dans le sommaire).
-une page d’un
site d’anciens combattants montrant certains dessins de guerre
-une
galerie virtuelle retraçant l’ensemble de son œuvre.