samedi 1 janvier 2011

Philippe-Auguste, un moment dans la construction de l'état royal.

Philippe II dit Auguste (1165-1223) est le fils de Louis VII et d'Adèle (issue de la dynastie des comtes de Champagne). S'il n'est pas le premier roi capétien à vouloir affirmer son autorité sur  son domaine et sur les fiefs de ses vassaux directs (Louis VI et Louis VII ont activement travaillé en ce sens durant une grande partie du XIIe siècle), il est l'un de ceux qui accroît le plus vigoureusement son pouvoir et prestige sur un territoire de plus en plus étendu.

1-Philippe-Auguste est un roi féodal.

Si ses aïeux ont soumis les petits seigneurs de leur domaine à l'autorité du suzerain d'Île-de-France (le long travail de Louis VI), Philippe-Auguste sait s'imposer en suzerain incontestable des vassaux situés hors de son domaine (on parle de mouvance, sur laquelle l'autorité du roi est théoriquement indirecte). Le roi domine tous les vassaux du royaume et ne prête hommage à personne (en 1192, le roi refuse  de prendre le château de Clermont de l'Oise, afin de ne pas avoir à rendre hommage à l'évoque de Beauvais). Les seigneurs sont obligés de demander à leurs propres vassaux de réserver  une part de leur fidélité au roi. Sur toute l'étendue de leurs fiefs, les seigneurs,  des plus grands aux plus modestes, doivent ouvrir leur château à Philippe II, voire demander son accord pour se marier. Leurs alleux (terres libres de tout devoir féodal) sont convertis en fiefs. Ils doivent accepter l'extension de la justice et de la monnaie royal sur leurs terres. Mais devenir vassal du roi capétien comporte un avantage : prendre le titre de baron, qui  confond en une égalité illusoire princes et petits seigneurs. Sous ce titre, des arrières-vassaux floués par leur suzerain  direct peuvent se tourner vers Philippe-Auguste, suzerain suprême ("seigneur des seigneurs"), afin obtenir  réparation. Ainsi, Jean sans Terre, roi d'Angleterre et détenteur, entre autres, de l'Aquitaine, enlève à son vassal Hugue de Lusignan, comte de la Marche, sa fiancée Isabelle d'Angoulême. Il l'épouse à Chinon en 1200. La noblesse aquitaine se tourne vers le roi pour rappeler Jean à ses devoirs de suzerain.

"Misérable et ne sachant prévoir l’avenir, le roi Jean, par un secret jugement du ciel, se faisait toujours des ennemis de ses propres amis, et rassemblait lui-même les verges dont il devait être battu. Il enleva donc la femme du comte Hugues le Brun, qui gouvernait sagement la Marche, et, au mépris de son mari et de Dieu, il s’unit à elle. [...] Après cela le roi Jean assiégea le noble château de Driencourt, et l’enleva frauduleusement à son seigneur. Ces deux comtes étaient alors dans un pays éloigné, faisant la guerre par les ordres du roi. Aussitôt que la renommée les eut informés de leurs malheurs et des graves insultes qu’ils recevaient ainsi publiquement, chacun d’eux se rendit en hâte auprès du roi des Français, et lui demandèrent de leur faire rendre justice. Alors le roi, afin d’observer les règles de la justice, avertit d’abord et exhorta Jean, par des écrits et des missives, de faire réparation pour ce fait à ses barons, sans aucune contestation, et à réprimer dans son cœur ces premiers mouvements par lesquels il en viendrait à se priver de l’affection de ses barons. Celui-ci, rempli de ruse, et ajoutant la fraude à ses fraudes antérieures, n’hésitant point à tromper celui qu’il avait si souvent trompé, osa lui écrire ces paroles fallacieuses : « Je suis le seigneur de ces comtes ; toi, Roi, tu es mon seigneur et je confesserai la vérité. Loin de moi que je ne manque jamais à la soumission envers le roi mon seigneur ! Cependant il est de droit, et toi-même tu reconnaîtras qu’il est juste que ceux qui sont mes vassaux subissent premièrement l’examen de ma cour ; et si par hasard je venais à manquer sur ce point [ce dont je suis préservé], je me conduirais alors selon le jugement de mes pairs. Qu’ils viennent donc d’abord devant moi, qu’ils se présentent à moi en jugement. Je ferai tout ce que la justice aura ordonné à leur égard et je les traiterai selon l’avis de leurs pairs ; ou plutôt, sans autre contestation et toute plainte cessant, afin de conserver la faveur de votre majesté, je leur restituerai entièrement, et sans en retenir pour moi aucune portion, tout ce qu’ils se plaignent que je leur ai enlevé. Et, enfin que l’on porte un plus grand respect à votre honneur, puisque vous nous sollicitez ainsi pour leurs intérêts, je ferai réparer complètement tous les dommages qu’ils prouveront leur avoir été faits par moi. Détermine toi-même le jour où je devrai accomplir tous ces engagements, ensuite veuille souffrir avec bonté qu’ils me donnent aussi satisfactions, si je viens à démontrer qu’ils ont péché quelque chose contre moi. » Ce écrit, assaisonné d’une feinte douceur, plut au roi, et il fixa le jour et le lieu où Jean devait réaliser les engagements qu’il venait de prendre. Mais celui qui était tenu, par un écrit patent, à s’en tenir en toute vérité et sans aucun détour aux termes des conventions dans lesquelles il s’était enfermé, ne voulut cependant […] se rendre au lieu désigné, selon ce qu’il avait promis […]. Quoique la malice de son esprit fut bien manifeste pour tous, quoique notre roi fût déjà pleinement autorisé à lui faire la guerre, il voulut encore attendre avec patience que Jean cherchât, pour son plus grand avantage, à réformer sa conduite remplie de méchanceté. Il le réprimanda donc par un écrit plus amer et, dans l’excès de son indignation, il fit entendre des paroles plus menaçantes. Enfin, ayant usé tous ses mensonges dans ses écrits, Jean s’engagea avec le roi des liens plus solides, et conclut un nouveau traité de Boutavent et de Tillières, lesquels devaient lui être livrés en gage, de telle sorte que si Jean manquait désormais à ses engagements, dès lors ces châteaux appartiennent à jamais au roi des Français ; en même temps il fixa un jour pour livrer ces deux châteaux et pour réintégrer les comtes, ainsi que la cour jugeait qu’ils devaient être réintégrés, renonçant d’ailleurs à tout ressentiment. Le jour fixé étant arrivé, Jean ne voulut ni tenir sa parole, ni exécuter son écrit, ni accorder la trêve convenue, afin que les comtes puissent se rendre en sûreté à la cour. La clémence du roi ne put cependant cacher plus longtemps son indignation. Le roi donc mit le siège devant les deux châteaux, qui eussent dû lui être livrés. Pendant trois semaines, il les attaqua avec une grande vigueur. Puis il les détruisit, renversa les murailles et les rasa."

D'après Guillaume le Breton, La Philippide, éd. et trad. F. Guizot, Mémoires relatifs à l’Histoire de France, Paris, 1835, 12, p. 154-159 ; J.-L. Biget, P. Boucheron, La France médiévale, I : Ve-XIIIe siècle, Paris, 1999, p. 126

Cette conception de la suzeraineté suprême va se développer tout au long du XIIIe siècle. Par exemple, Louis IX (Saint Louis) interdit les guerres privées et le port d'armes. En utilisant toutes les ressources du droit féodal, le roi capétien transforme sa suzeraineté en souveraineté.  

Avec patience, habilité et quelquefois beaucoup de chances, Philippe-Auguste augmente la taille de son propre domaine (au départ à peine 8000 km2 au XIe siècle) grâce à des dots rondelettes (l'Artois apportée par Isabelle de Hainaut et conservée par la couronne en 189) ou à des confiscation de fiefs détenus par des vassaux rebelles (commise des fiefs Plantagenêts de Jean sans Terre en 1202 et du comte de Boulogne en 1212). Ses successeurs poursuivent cette logique d'agrandissement du domaine, pas toujours de manière très cohérente (voir la division en apanage, consentie aux cadets du roi en échange de leur renoncement total au reste de la succession royale).

2-Philippe-Auguste est un roi sacré.

Le nouveau respect des vassaux et des arrières-vassaux à l'égard du  "roi féodal" s'explique en partie par le caractère sacré que prend ce dernier. Depuis Hugues Capet, les princes de la dynastie capétienne deviennent rois après s'être soumis à une cérémonie à la fois politique et religieuse, célébrée à Reims en mémoire du baptême de Clovis (496?). Durant le sacre, le roi est béni, oint du Saint-Chrême (signe de son élection  divine) par l'évêque de Reims. Il reçoit les regalia, les insignes de la puissance monarchique : l'épée dite de Charlemagne, la couronne, le sceptre, la main de justice. Doté de pouvoirs particuliers, le nouveau roi peut guérir les écrouelles (une maladie de peau fréquente à l'époque) par simple imposition des mains sur le malade (on parle de pouvoirs thaumaturgiques).
Couronnement de Philippe Auguste, Grandes Chroniques de France, enluminées par Jean Fouquet, Tours, vers 1455-1460. Le 1er novembre 1179, à Reims, Philippe Auguste est couronné par l’archevêque, en présence des Grands du royaume.
Mais sous Philippe-Auguste, le prestige du roi augmente encore. Les auteurs de son temps insistent sur la filiation des Capétiens avec les descendants de Charlemagne (l'une des épouses de Philippe II, Isabelle de Hainaut, est une descendante directe de l'empereur). De fait, le roi n'a aucun compte à rendre au Saint empereur germanique. Selon le pape Innocent III (1204), en tant que descendant reconnu du premier souverain carolingien, le Capétien ne peut être perçu comme l'inférieur d'un empereur.

Les funérailles de Philippe consacrent ce nouveau prestige. Sa dépouille est inhumée dans la nécropole de Saint Denis (la tombe est détruite durant la Guerre de Cent ans). Elle est revêtue des insignes de la royauté, exposée à la vénération des sujets et portée en terre selon un rituel élaboré. La cérémonie est directement inspirée des funérailles des empereurs byzantins.

Cet accroissement du prestige capétien se poursuit tout au long du XIIIe siècle avec la canonisation de Louis IX (Saint-Louis) en 1297, et malgré les mauvaises relations de Philippe IV le Bel avec la papauté.  

3-Philippe-Auguste renforce l'administration royale.

Inspiré par ses ennemis et concurrents Plantagenêts, Philippe-Auguste institue de nouveaux agents administratifs : les baillis. Recrutés au sein de la petite et fidèle chevalerie d'Île-de-France, ces baillis sont mis en place dès 1190, au moment où le jeune roi part en croisade, laissant la gestion du domaine à sa mère Adèle. Ces agents se voient investis d'un grand pouvoir.


"[...] Donc en premier lieu nous prescrivons que nos baillis fassent installer dans nos seigneuries par chacun de nos prévôts quatre hommes prudents, légitimes et de bonne réputation. Que sans le conseil de ces hommes, ou de deux d’entre eux au moins, les affaires de la ville puissent se traiter. [...] Quant aux terres qui sont désignées par des noms particuliers, nous y avons établi nos baillis, lesquels dans leur baillie, fixent tous les mois un jour que l’on appelle Assise. Ce jour-là, par leur entremise, tous ceux qui porteront plainte recevront immédiatement droit et justice, et nous, nos droits et la justice qui nous revient. Les forfaits qui nous appartiennent en propre, c’est là qu’ils seront écrits. En outre nous voulons et prescrivons que notre mère très chère la reine Adèle décide avec notre très cher et fidèle oncle Guillaume archevêque de Reims un jour tous les quatre mois où, à Paris, ils entendent les plaintes des hommes de notre royaume et leur apportent solution en l’honneur de Dieu et pour l’utilité de notre royaume.Et nous commandons en outre, que nos baillis qui tiendront les Assises par les villes de notre royaume soient devant eux ce jour-là et qu’ils exposent en leur présence les affaires de notre terre. [...]Pour nos baillis, la reine et l’archevêque ne pourront leur ôter leur baillie, sinon pour meurtre pour rapt pour homicide ou pour traîtrise, les baillis ne pourront destituer les prévôts sinon pour un de ces crimes. Quant à nous, avec le conseil de Dieu, nous ferons de ces crimes une telle justice, quand lesdits hommes nous aurons fait connaître en vérité l’affaire, que tous les autres pourront à juste titre trembler. [...]Nous interdisons à nos prévôts et à nos baillis, d’arrêter toute personne ou de confisquer son avoir, chaque fois qu’elle voudra s’engager par des garants solides à se présenter à la justice de notre cour, sauf pour meurtre pour homicide pour rapt ou pour traîtrise.[...]"

Recueil des Actes de Philippe Auguste, 1, Paris, 1916, p. 417 ; éd. Ch. De La Roncière, P. Contamine, R. Delort, M. Rouche (dir.), L’Europe au Moyen Âge, 2, p. 34-35.

Leurs pouvoirs sont à la fois judiciaires, politiques et fiscaux. Ils tiennent séances de justice (assises) tous les mois et recueillent les amendes. Ils collectent des revenues extraordinaires et irréguliers (tailles royales). Ils effectuent des dépenses en rapport avec la guerre. Ils sont responsables des finances et des dépenses extraordinaires. Dépositaires des instructions royales, ils en assurent la bonne exécution. Ils enquêtent sur le bon comportement des prévôts (autres fonctionnaires ordinaires du domaine). Convoqués trois fois par an à Paris, ils doivent faire un rapport précis de leur activité. Ils s'engagent à témoigner une perpétuelle fidélité au roi. En 1202, ces baillis sont une douzaine, se déplaçant par deux ou trois. Ils gagnent dix sous par an, soit plus qu'un simple chevalier.

Les baillis sont très présents en Île-de-France, mais aussi dans certains fiefs rattachés au domaine royal comme la Normandie, l'Artois ou le Vermandois. En Anjou ou en Touraine, leur installation est plus complexe car les princes locaux veulent conserver leurs propres structures (les sénéchaux). 

Le sceau de Philippe-Auguste, sur lequel on lit "Roi des francs" en latin.
Un signe montre l'expansion du pouvoir capétien sur le royaume : en 1202, le roi n'est plus appelé "Roi des Francs" (Rex Francorum) mais "Roi de France" (Rex Franciae).

Si Philippe-Auguste réunit toujours les barons lors de conciles (conseils larges), de petits vassaux, des  bourgeois et des clercs (comme frère Guérin)  investissent la Cour royale. Ils vont constituer au XIIIe siècle un noyau de professionnels du droit (les légistes), qui remplacent peu à peu les conseillers féodaux des époques antérieures, et qui sont très puissants sous le règne de Philippe le Bel.

4-Paris, la capitale royale.

Plan de Paris sous Philippe-Auguste.
Avec Philippe-Auguste, Paris prend définitivement le statut de capitale du royaume. Le palais royal , situé sur l'île de la Cité, accueille les archives royales (après que certains documents royaux ambulants aient été détruits à la bataille de Freteval en 1194) et une administration fixe, même en l'absence du roi. (le trésor royal est placé au Temple, en dehors de la ville). La ville est fortifiée.


Le Louvres, château-fort construit à l'ouest de la ville, est censé prévenir toute attaque venue de Normandie.

Capitale économique, Paris renforce sa position de carrefour fluvial grâce à sa "hanse des marchands de l'eau" qui a le monopole sur le commerce du vin dans la vallée de la Seine. Le roi noue d'ailleurs avec les marchands et les bourgeois de Paris, de vrais accords de gouvernance : les marchands peuvent lever des impôts en ville et six bourgeois ont en leur possession les clés de la capitale. En retour, Philippe-Auguste fait construire un port fluvial, de nouvelles halles (où est organisée une foire hebdomadaire dès 1183), l'inclusion du quartier marchand à l'intérieur des nouveaux remparts (plus de 2 km de long et 39 tours) et un pavage des rues principales, dans la zone des portes.

Paris devient aussi une capitale intellectuelle avec la création de la première université dans le quartier de la Montagne Sainte Geneviève en 1221.

Sources :

John W. Baldwin, Philippe Auguste et son gouvernement. Les fondations du pouvoir royal en France au Moyen Âge, Paris, Fayard, 1991.
John W. Baldwin, Paris, 1200, Paris, Aubier-collection historique, 2006.
Dominique Barthélemy, L'ordre seigneurial (XIe-XIIe siècle), Paris, Le Seuil, 1990.
François Menant, Hervé Martin, Bernard Merdrignac et Monique Chauvin, Les Capétiens (987- 1328) Histoire et dictionnaire, Paris, Robert Laffont-Bouquins, 1999.
http://sourcesmedievales.unblog.fr/

Pour aller plus loin :

La fiche de Philippe-Auguste sur Wikipedia.
Une autre biographie de Philippe-Auguste, par ici.
Paris à l'époque de Philippe-Auguste, par ici (Philippe-auguste.com) et par ici (Wikipedia).
Le Louvres médiéval par ici (site du Musée du Louvres, assez pauvre) et par ici (bien plus complet).
Des cours filmés sur l'enceinte médiévale de Paris à l'époque de Philippe-Auguste, par ici

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